Jeudi 21 Mars 2013 à 10h06
La haine des femmes ébranle la Suède
Une fois encore, la Suède est secouée par un débat où les femmes sont attaquées et traînées dans la boue.
Les attentats commis par Breivik en 2011 contre des jeunes sociaux-démocrates norvégiens, "traîtres" en puissance et "marxistes culturels", ont marqué beaucoup d'esprits. Le ton et la terminologie sont souvent les mêmes, notamment contre ces féministes qui ont "castré" les Suédois, l'une des obsessions de Breivik.
Le débat a explosé quand la chaîne publique SVT1 a diffusé un documentaire sur cette haine contre les femmes. Nombreuses, elles sont venues lire à l'antenne les lettres anonymes qu'elles reçoivent et qui les menacent de tortures sexuelles. Chroniqueuses, femmes de médias, comédiennes, elles prennent position dans le débat public et savent que les réactions sont souvent brutales quand on aborde les sujets du féminisme et du racisme.
Mais le cas de Julia, 17 ans, change la donne. Cette adolescente avait émis une réserve sur le compte Facebook de H & M sur un T-shirt à l'effigie de Tupac, le rappeur américain condamné pour agression sexuelle. Julia a reçu plus de 3 000 réponses, un raz de marée de haine. Comment une ado anonyme pouvait-elle provoquer une telle vague ? Elle entraîne une réaction tout aussi massive de témoignages de soutien. Sur Twitter, #kvinnohat (haine des femmes) est devenu le mot-clé dominant.
Pour Asa Linderborg, l'affaire prend de telles proportions parce qu'"elle fait très mal à l'image que nous avons de nous-mêmes en temps que peuple. Notre fierté en a pris un coup, alors que nous sommes le pays le plus égalitaire au monde et que les Suédois sont gentils, tolérants".
Cette vague d'antiféminisme a démarré en 2005, après la diffusion d'un documentaire sur une organisation de défense des femmes où certaines responsables disaient que les hommes étaient des animaux. A cela s'est ajouté le recul de certaines figures emblématiques du féminisme suédois, à l'instar de Gudrun Schyman, ancienne présidente du Parti de gauche qui avait, grâce à son charisme, porté ces questions au sommet de l'agenda politique.
C'est à cette époque que la gauche a aussi commencé à s'affaiblir : le mouvement syndical, le Parti de gauche, le féminisme, les mouvements alternatifs. "Tout ça se tient, assure Asa Linderborg. La Suède devient un pays très à droite, et ça s'est passé très vite. Non seulement la droite est au pouvoir depuis 2006, mais, avant cela, les sociaux-démocrates menaient une politique assez à droite aussi. Il n'y a aucun autre pays au monde où les privatisations ont été aussi rapides."
La droitisation du pays libérerait-elle la parole de droite ? Ce n'est pas toute la vérité, s'insurgent à raison des chroniqueurs classés à droite : eux aussi sont victimes de tels débordements. "Dans certains milieux de gauche, vous trouverez une grande acceptation pour des expressions de haine vis-à-vis de gens de droite, constate Paulina Neuding, rédactrice en chef de Neo, un magazine néoconservateur. Comme si la haine de gauche était plus juste, car, quand on est de gauche, on serait par définition bon."
Cette haine des femmes cache toutefois un phénomène plus profond : il illustre la dérive d'une frange de la population. "La période que nous vivons est brutale, constate Asa Linderborg. Les gens n'ont pas d'emploi, la sécurité sociale ne fonctionne plus, ils estiment qu'ils ne sont pas représentés, ils se sentent dépourvus de pouvoir, ils sont frustrés. Et il faut aussi comprendre tout ça. Il faut prendre au sérieux ces gens qui sont désespérés et frustrés."
Paulina Neuding rejoint cette analyse. Selon elle, on sous-estime le succès de l'extrême droite, à son plus haut niveau historique dans les sondages en ce moment, à 10 %. "Ce parti est considéré comme illégitime par l'ensemble de la classe politique suédoise. Quand on regarde le site Avpixlat [relais informel de l'extrême droite], on est frappé par la quantité de rage et d'agressivité et le sentiment qu'ont les gens d'être abandonnés par l'establishment, estime Paulina Neudling. Et le risque est grand que l'on perde tous ces gens."
Cette vague de haine est peut-être le premier signe tangible que la cohésion sociale, tant mise en avant par le gouvernement suédois pour expliquer l'acceptation sans heurts de nombreuses et exigeantes réformes réalisées au cours des vingt dernières années, commence à se craqueler.
Source : www.lemonde.fr