LIVRE : Le roman du mariage

LIVRE : Le roman du mariage

Un livre de Jeffrey Eugenides, aux éditions de l'Olivier

Très attendu, le nouveau roman de l’Américain Jeffrey Eugenides revisite un thème littéraire vintage : le mariage. À travers trois étudiants de Brown, l’université où il a lui-même étudié, il pose la question du choix à l’ère de la liberté.
Jeffrey Eugenides n’est pas un écrivain envahissant. Depuis neuf ans et son dernier roman, Middlesex, l’histoire d’un hermaphrodite sur fond de révolte dans les années 70, il s’était tenu en retrait à Princeton où il enseigne, ciselant dans son coin quelques nouvelles pas encore publiées. Sa rareté et son aura de romancier culte, depuis que son très beau premier roman, Virgin Suicides (1993), a été adapté à l’écran par la reine de la coolitude Sofia Coppola, lui auront valu d’être attendu par des lecteurs de plus en plus nombreux, provoquant le buzz : Le Roman du mariage serait-il à la hauteur de ses deux précédents textes ? Affirmatif, peut-on répondre. D’autant qu’à 52 ans il y explore à nouveau ce moment vulnérable de la jeunesse où les décisions que l’on prend peuvent marquer toute une vie.
 
Le Roman du mariage est, avant tout, un roman d’initiation – aux utopies et à la réalité, mais surtout à l’amour et à ce qui s’y dévoile de soi. Les trois étudiants – de Brown University, là où Eugenides a fait ses études – forment un trio amoureux constamment tiraillé entre leur réalité sentimentale et les théories qu’ils apprennent en fac. Madeleine, issue d’une famille aisée, tombe amoureuse de Leonard, à l’enfance difficile et aux tendances bipolaires lourdes. Pendant ce temps, Mitchell aime Maddy en secret et attend son heure – tout en sublimant son désir dans l’étude des religions. C’est avec ce fil assez mince qu’Eugenides va tisser 550 pages, explorant toutes les nuances des sentiments et des émotions, sans cesse heurtées par l’image que chacun d’eux se fait de sa vie et l’appréhension intellectuelle de ce qu’ils vivent, y appliquant la grille critique et théorique de certains des livres qu’ils étudient. Quand Madeleine se sépare de Leonard une première fois, elle se réfugie dans Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.
 
“J’ai fait la même chose au même âge, nous raconte Eugenides. Madeleine est une jeune femme contemporaine qui n’a pas envie de se laisser aller à la sentimentalité de l’amour et qui décide de lire Barthes pour déconstruire le sentiment amoureux. Elle lit de la théorie pour s’armer contre l’amour. Et pourtant, rien n’y fait, elle y succombera. Le paradoxe avec ce texte de Barthes, qui est un exercice de déconstruction, c’est qu’il provoque l’effet inverse : les étudiants qui le lisaient autour de moi en fac en sortaient dans une humeur encore plus sentimentale. En tant qu’auteur, je suis face à mon texte comme Madeleine face à l’amour : je voulais écrire une histoire d’amour mais en l’écrivant depuis aujourd’hui, c’est-à-dire de façon expérimentale. Tiraillé entre l’écriture du sentiment et l’avant-garde littéraire.”
 
L’ambition affichée d’Eugenides dès le début de son texte : revisiter les grands romans du XIXe siècle sur le mode contemporain. Peut-on encore écrire un “roman du mariage” comme le firent Jane Austen ou Henry James avec The Portrait of a Lady ? La réponse pourrait bien être négative. Le mariage devenait un objet romanesque dès lors que la liberté sociale, amoureuse et sexuelle était limitée, surtout pour les femmes – un mauvais mariage, et Isabel Archer voyait sa vie complètement détruite. C’était cette dimension tragique qui constamment se jouait dans les choix des héroïnes du XIXe, conférant une intensité grave au roman.
 
Ce qui passionne dans Le Roman du mariage, c’est qu’Eugenides y pose encore la question du choix, mais dans une société beaucoup plus libre et permissive qu’un siècle plus tôt : “Car même dans un temps où nous devrions être plus libres, nous rencontrons encore d’autres limitations, d’autres entraves à notre liberté. La névrose, la dépression, par exemple, représentent une nouvelle façon de ne pas être libres.” Mais Le Roman du mariage n’a pas l’ampleur de The Portrait of a Lady, peut-être parce que la tragédie, justement, y est absente – ou peu crédible.
 
Au XXe siècle, toute chute s’accompagne d’une possibilité de se relever. Il y aura bien un mariage dans ce Roman du mariage, mais il comporte une issue de secours : la possibilité de se reprendre en main si l’on en a envie, de reprendre les rênes de sa vie et de se réinventer à chaque instant.
 
“Au final, ce que mes protagonistes auront vécu, c’est une expérience qui les aidera à savoir ce qu’ils veulent vraiment et ce qui leur convient profondément, en amour comme dans la vie.”
 
Hors de leurs rêves sentimentaux, de leur idée de l’amour, de ces images véhiculées par les romans dont ils se gargarisent. C’est à ce moment que s’arrête ce roman de formation dans le sens le plus classique du genre, laissant ses protagonistes déniaisés de leurs illusions, prêts à vivre dans le réel, là où les soeurs Lisbon avaient préféré basculer dans la mort. Tristement pragmatiques mais libres de leur dernière entrave : le merveilleux idéalisme de leur jeunesse.
 
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